La cécité...
La corde invisible du BAO-PAO
source Le Monde, 25 janvier 2002
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Au bout d'une baguette, des handicapés font naître
de la musique
"Et si, avec une seule touche, on pouvait jouer
tout un morceau ?" Cette question, Jean HAURY (pianiste, chercheur
et musicologue) se l'est posée il y a longtemps, en rédigeant
une thèse sur "Le mouvement des touches des claviers".
Un "accident de parcours" déclenche tout : alors jeune
musicien (en même temps qu'étudiant en médecine),
il s'abîme les doigts sur un piano "lourd", aux touches
résistantes, et reste six mois sans pouvoir jouer. "Quand
on enfonce une touche de piano moderne, explique-t-il , c'est l'équivalent
d'une force moyenne de 60 grammes qui se déploie. Une Etude de
Chopin, par exemple, qui compte 1 600 notes demande beaucoup d'énergie.
Si vous jouez sur un piano aux touches plus dures, c'est 20 grammes de
plus par touche. L'organisme ne suit pas, ça chauffe et ça
casse."
Face à cet "accident", une idée germe dans l'esprit
de Jean HAURY : simplifier et économiser le geste instrumental.
Il met alors au point un dispositif suivant l'équation une touche
= un interrupteur. "Le clavier est un instrument facile à
analyser : ce n'est qu'une mécanique et des relais. Une sorte de
télécommande !", lance le chercheur. Passionné
d'informatique, il va décortiquer le jeu pianistique et concevoir
un logiciel de partition pré-enregistrée. Chargé
de cette mémoire, un ordinateur est relié à une touche
"sensible" sur laquelle le musicien (amateur ou chevronné)
imprime son expression : forte ou piano, legato ou staccato, le tout relayé
par un générateur de sons.
L'utilisation de ce logiciel par des handicapés devient alors évidente
pour le chercheur. Elle apparaît clairement lors de la rencontre
entre Jean HAURY, le Parisien, et Jean SCHMUTZ. Ce Marseillais, ingénieur
des Arts et Métiers et flûtiste, est à l'origine de
la création, en 1992, de La Puce à l'oreille, une association
dont le but est de permettre à des handicapés d'accéder
à une pratique instrumentale, alors qu'ils ne peuvent plus jouer
sur des instruments courants.
Une baguette magique :
De cette heureuse rencontre va surgir l'invention d'un drôle
d'instrument, le BAO-PAO (acronyme de baguette assistée par ordinateur/pupitre
assisté par ordinateur), dont le prototype est né voilà
trois ans.
L'objet au nom exotique se présente sous la forme d'un arc de cercle
en acier chromé de 1,20 mètre de diamètre, fixé
sur un pupitre ordinaire et portant à ses extrémités
deux boules : une diode laser d'un côté, un récepteur
de lumière de l'autre. Mis en action, l'appareil déploie
alors sa corde invisible, un faisceau laser, qu'il suffit de couper avec
une baguette pour enclencher le programme informatique (la partition enregistrée)
et déclencher le son. Fugue de J-S.BACH ou salsa, la musique avance.
L'utilisateur ne produit ainsi ni le son (c'est l'électronique
qui s'en charge), ni la hauteur de la note (le logiciel en fait son affaire).
"L'économie de la gestuelle se situe à ces deux
niveaux", résume Jean SCHMUTZ. Le contrôle de l'expression
est donc laissé à l'utilisateur. "Si la vitesse de
passage de la baguette est rapide, on produit une nuance forte. Si elle
est lente, ce sera piano. L'instrument agit comme une touche, virtuelle,
permettant ces nuances", explique l'ingénieur. "C'est
magique !", s'émerveille-t-il devant cette "source
de plaisir". Un plaisir à partager, car l'instrument peut
accueillir sous quatre arcs autant de handicapés. Et une activité
collective rare et précieuse pour des humains souvent confinés
à la lutte pour les seuls gestes quotidiens de la vie.
D'autres dispositifs de l'inventive Puce mettent en úuvre des "capteurs",
procédés électroniques de "capture" du
geste. Chez un tétraplégique, on recueille ainsi le moindre
battement du cou qui pourra être relayé par un agencement
informatique. Tel ce handicapé de l'orchestre Contre-Silence, qui
a réuni durant plusieurs années neuf paralytiques. Une démonstration
que ce rassemblement de forces saisies était possible.
Du champignon au tuba-lumière :
Instrument-phare, le BAO-PAO trouve aussi la faveur des
musiciens chevronnés pour "manger de la partition",
dit Jean SCHMUTZ. "Comme c'est plus facile de jouer ainsi, ils
peuvent exécuter dix oeuvres en deux heures. Au lieu de lire une
partition et la penser, ils la jouent aussitôt."
L'envie d'intriguer aussi l'oreille du grand public démange La
Puce. Des BAO-PAO ont ainsi essaimé le pays. Diverses autorités
(Ministère de la culture, Conseil général des Bouches-du-Rhône),
ainsi que l'association Dactylion (pour l'activité de recherche)
ou l'Association française pour la myopathie aident La Puce à
être toujours plus vive.
Installée non loin du Vieux-Port de Marseille, elle poursuit sans
relâche, avec sa dizaine de membres et sous l'étendard du
BAO-PAO, l'invention d'instruments pittoresques pour les handicapés
de tous genres : physiques ou mentaux, adultes et enfants. Le "champignon",
la "poire pneumatique", le "tuba-lumière"...
éclairent un univers souvent laissé dans l'ombre. Pourtant
le geste infime peut sonner musical.
Martine ROUSSEAU
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